Europe des libertés ou Europe des polices ?

Europe des libertés ou Europe des polices ?

Giorgio Agamben
le Monde 3 octobre 2002

Il y a quelques années, à l’occasion du retour en Italie de Toni Negri, j’avais tenté de réfléchir sur le bon usage de la mémoire et de l’oubli au regard de cette période récente de l’histoire italienne que l’on continue d’appeler les Années de 2008_andreas_templin_2plomb. Si je reviens aujourd’hui sur cette question à propos de l’extradition des citoyens italiens réfugiés en France, c’est parce que ce qui est en jeu ici n’est pas seulement le rapport d’un État de l’Union européenne avec son passé plus ou moins lointain. En réalité, la question concerne tous les Européens, parce qu’il en va de l’image même de l’Europe qui est en train de se construire. Cette image repose sur le présupposé selon lequel, puisque tous les États membres de l’Union sont des Démocraties, il est impossible qu’il existe des réfugiés politiques provenant de l’un d’entre eux. Un tel principe est une fiction, dont l’hypocrisie est évidente. La figure de l’exilé a accompagné l’histoire de la démocratie depuis ses origines en Grèce classique, et il est probable qu’elle continuera à le faire, du moins tant que le processus de dépolitisation, actuellement en cours dans les pays industriels avancés, n’aura pas liquidé tout conflit politique.
La démocratie est un concept complexe, qui, comme le sait tout juriste sérieux, ne peut en aucune manière se réduire à un dispositif électoral déterminé. Elle implique une série de principes et de critères que l’évolution des États modernes a si gravement remis en question que la simple opposition entre démocratie et dictature ne semble plus pertinente. Non seulement la liberté de penser et la possibilité même de la formation d’une volonté politique sont aujourd’hui dangereusement conditionnées par la manipulation des médias, amis le principe même de la séparation des pouvoirs a été progressivement érodé par le recours toujours plus fréquent au paradigme de l’urgence comme système de gouvernement. Sans doute peu de Français savent-ils que les lois ont permis de condamner les réfugiés politiques italiens (la loi n° 191 du 21 mai 1978, dite « loi Moro », et la loi n° 15 du 6 février 1980 1980) ne sont pas, au sens propre, des lois, mais de simples ratifications de décrets d’urgence émis par l’exécutif (respectivement le 28 mars 1978 et le 15 décembre 1979). Dans les trente dernières années, en particulier en période de crise politique, l’activité du Parlement italien n’a pas consisté à légiférer, mais à ratifier les mesures d’urgence de l’exécutif, en contradiction évidente avec le principe de la séparation des pouvoirs. Plus généralement, l’adoption des paradigmes de la sécurité et de l’urgence comme instruments de gouvernement est en train de transformer partout en profondeur le sens des institutions démocratiques. Ne voyons-nous pas aujourd’hui le gouvernement d’un État, jadis berceau de la démocratie, imposer au nom de l’urgence à ses concitoyens et au monde entier un état d’exception permanent, où les plus inhumaines violations de la Constitution et des principes du droit deviennent la règle ?
Dans ces conditions, il est essentiel que la fiction selon laquelle les citoyens de l’Union européenne ne peuvent être des réfugiés politique soit reconnue comme telle. Qu’adviendra-t-il le jour prochain où seront admis dans l’Union des États dont l’histoire récente est celle de génocides et de la répression violente de populations entières ? Dira-t-on alors, en gommant l’histoire, que de ces pays-là non plus ne sont jamais partis des exilés politiques ?
La France, avec la doctrine Mitterrand, a donné la preuve qu’elle voulait une Europe des libertés et pas seulement des polices. Il est essentiel qu’elle n’abandonne pas cette politique aujourd’hui.

(Traduit de l’italien par Joël Gayraud)

Link
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Tolleranza zero: estensione dell’infrazione di terrorismo e nuovo spazio giudiziario europeo
La giudiziarizzazione dell’eccezione 1
La giudiziarizzazione dell’eccezione 2
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